Se souvenir d'Icare... Imprimer Envoyer
Vendredi, 30 Octobre 2015 22:32

Nissan_2015Adepte des « bas coûts » médiatiques, Darren Cox, responsable du marketing de la marque était parvenu à donner de Nissan une image rajeunie ces dernières années. La Nissan GT Academy n'y était pas pour rien. De par son concept même, elle visait une cible jeune tout en donnant leur chance à des pilotes de salon dont certains sont devenus d'excellents pilotes de circuit. En emmenant ceux-ci jusqu'aux 24 Heures de Spa et aux Blancpain GT Series, l'initiative était sympa et louable. Elle a même été couronnée de succès en cette année 2015 avec le titre acquis par Katsumasa Chiyo, Wolfgang Reip et Alex Buncombe au soir de la dernière course au Nürburgring.

Signatech_PLM_2011Depuis quelques années, Darren avait voulu remettre Nissan sur la route du Mans mais sans y passer des budgets astronomiques. C'est tout d'abord en devenant motoriste en LMP2 que cela s'est concrétisé et cela fut fructueux dès le départ. Signatech Champion en ILMC, Greaves Champion en Le Mans Series et surtout au Mans ! La saison 2012 s'avéra un peu moins fructueuse avec la rude concurrence de HPD et de Starworks mais depuis les succès sont revenus avec notamment 3 victoires en LMP2 au Mans ces 3 dernières années.

L'envie du P1

th_DW_PLMDans le même temps, l'envie du LMP1 se faisait de plus en plus pressante. Mais avant de s'y lancer, Darren Cox en patron rusé, avait flairé le bon coup en pensant au Garage 56. Duncan Dayton, le patron du team Highcroft, avait décidé de développer une petite auto un peu folle, pensée par Ben Bowlby à l'origine pour la série Indycar. Une forme en flèche, des petites roues à l'avant, un tout petit moteur, un poids réduit de moitié, aucun aileron, une maquette de l' « engin » est présentée au Petit Le Mans 2011. Elle est de couleur rouge. th_DW_SebringMais lorsqu'elle fait le show à Sebring 6 mois plus tard pour ses premiers tours de roues devant la presse venue pour les 12 Heures, elle est noire et porte distinctement des stickers Nissan… Une belle récupération d'un projet dont on pressent déjà le potentiel médiatique. Les dirigeants de l'ACO demandaient à ce que la voiture dispute au moins une course avant les 24 Heures du Mans mais le timing trop tendu rend cette exigence caduque.

th_LM2012_Nissan_DeltaWing_0La belle petite se présente donc au Mans directement sans avoir pu être étalonnée face à la concurrence. Elle file bien dans les Hunaudières et se comporte plutôt bien au milieu du peloton des LMP2 et ce dès la Journée Test. La semaine de la course comble toutes les attentes des dirigeants de Nissan. Avec un investissement bien moindre que celui des constructeurs usines LMP1, Nissan obtient une courverture médiatique quasi identique. Les enfants (et pas mal d'adultes) s'amourachent de la voiture. Si la course est écourtée par la faute d'une Toyota qui l'envoie dans le mur, la tentative désespérée (et filmée) de Satoshi Motoyama pour la remettre en piste fait encore le buzz sur Youtube quelques jours après la course ! Décidément, sur le plan de l'exposition, c'est le coup parfait !

th_ZEODEt cela va donner la ligne directrice volontairement « bad boys » de Nissan pour les années suivantes. En 2014, Nissan veut cette fois-ci réussir un tour au Mans grâce à la seule propulsion électrique. Pour y parvenir, Ben Bowlby intègre à la fois un moteur thermique et un autre électrique dans une DeltaWing que l'on a relookée en Coupé. Le but est de nouveau d'occuper le stand du Garage 56. Le développement est complexe et prend du retard. A nouveau, la voiture ne peut faire la moindre course avant de venir au Mans. Cela devient une habitude. Mais cela n'empêche pas Darren Cox d'espérer occuper l'espace médiatique face à Porsche et Audi qui injectent des budgets toujours plus pharaoniques en LMP1 ! Et évidemment, le coup marche à nouveau. Oh bien sûr, cela se fait en marge d'un procès intenté par Don Panoz qui clame avoir les droits sur le concept DeltaWing mais qui s'en soucie ? La voiture n'étant pas parfaitement au point, elle roule peu lors des essais officiels mais parvient tout de même à toucher les 300 km/h sur la seule propulsion électrique. Mieux, lors du warm-up, elle parvient à boucler un tour complet sur ce même mode. On jubile chez Nissan ! Il vaut mieux s'en réjouir vite effectivement car après 5 tours de course, la ZERO DC se retire déjà, ayant beaucoup moins convaincu que la DeltaWing 24 mois plus tôt. On peut penser que tout cela manquait de pas mal de sérieux.

A l'inverse de tout le monde...

Mais étant donné que cela a tout de même encore permis de faire briller Nissan sur la toile tout en conférant une image jeune et dynamique à la marque, on pense déjà aller plus loin. Cette fois-ci, il n'y a plus le choix, il faut grimper la dernière marche et affronter le LMP1. Ben Bowlby remet la marmite à neurones en route. Le défi est simple. Le budget de Nissan est toujours ridiculement petit face à ceux de Porsche, Audi et à un degré moindre Toyota. Mais il faut tout de même leur tailler des croupières en faisant parler de soi. Alors, Darren et Ben vont au bout de leur logique. Puisqu’il est évident qu'à moyens moindres, ils feront moins bien que leurs trois adversaires en utilisant la même route, ils décident de prendre le chemin de traverse en espérant tenir l'idée de génie. Là ou tout le monde met le moteur à l'arrière, ils le placent à l'avant. Là ou tout le monde motrice en thermique à l'arrière et en électrique à l'avant, chez Nissan, on décide de faire l'inverse. La GTR-LM prend forme. Elle est dévoilée en grande pompe le soir du Superbowl, via une publicité au budget colossal mais qui montre avant tout les voitures de série et ne réserve qu'une toute petite place à la LMP1 de la marque. On annonce des chiffres de puissance qui défient l'entendement. Avec son design très particulier, il devient évident que le seul objectif de cette GTR-LM n'est que de viser Le Mans et ses longues lignes droites favorisant les hautes vitesses. Le WEC n'entre pas vraiment dans l'équation.

th_Nissan_2015_1Effectivement, les premiers tours de roues de la voiture sont difficiles. Et les mots sont faibles… La voiture est totalement imprévisible lors de ces premiers essais et il devient vite évident que Nissan, une nouvelle fois, snobera le championnat pour tenter de mettre un minimum au point cette rétive auto. On se demande bien alors quelle mouche a pu piquer les dirigeants de Nisssan d'engager 3 voitures dès la première participation de cet OVNI aux 24 Heures, première course de la voiture ? N'est-ce pas une surcharge de travail inutile pour une équipe qui comprend vite qu'elle devra se passer de tout système hybride au Mans ? Et qui tente, coûte que coûte, en restant sur ses bases américaines de donner un comportement routier digne de ce nom à son auto… A quelques semaines des 24 Heures, les rumeurs de forfait se font jour. Dans le paddock, tout le monde se demande combien de GTR-LM prendront effectivement la direction de la Sarthe. Finalement, ce sont bien les 3 voitures qui embarquent mais pas Marc Gené. L'espagnol a déjà grillé un joker dans une 908 au Mans en 2008. Il n'a guère envie de reprendre un tel risque au volant d'une voiture toujours rétive et dont il sait depuis longtemps qu'elle ne lui donnera pas la moindre chance de doubler son capital de victoires au Mans. Il tire sa révérence…

th_Nissan_2015_2A quelques jours de la Journée Test, le marketing Nissan fait encore un « coup » en parant la n°21 d'une déco rendant hommage à la R90CK de Mark Blundell ayant décroché la Pole en 1990. Mais du côté des perfs, on se rend vite compte que la nouvelle née est bien loin de la valeur de son ancêtre… Placée au bout des stands, l'équipe compte sur chaque début de séance pour lancer ses trois voitures les premières en piste afin de faire des photos de famille en piste. Mais elle n'y parviendra jamais. Au mieux, deux d'entre elles se suivront, la troisième n'étant soit, pas prête à prendre la piste, soit, incapable de le faire par la faute de la mécanique qui refuse de s'ébrouer… Lors des essais officiels, les chronos permettent de passer juste devant les LMP2 mais l'écart avec les LMP1 des autres usines est abyssal. Et vaut aux 9 pilotes de ne pas être qualifiés à la régulière. Cela devient risible pour des dirigeants qui quelques semaines plus tôt, prétendaient encore dans les médias que leurs GTR-LM serait dans le coup pour la qualif face aux 919, R18 et TS040…

La Bérézina...

th_Nissan_2015_3Les trois GTR-LM sont donc repêchées par les commissaires. Nul n'avait imaginé qu'il en serait autrement. Comment expliquer au public que les voitures faisant la Une des affiches officielles n'étaient pas en mesure d'aligner des chronos suffisants ? La course se transforme vite en séance d'essais. Les voitures donnent autant de travail à leurs pilotes qu'à leurs mécaniciens. Après une heure de course, la n°22 n'est que 18ème au beau milieu des LMP2, la n°21 28ème et la n°23 lanterne rouge tout en ayant toutefois bouclé deux fois plus de tours que la ZEOD RC 12 mois plus tôt… Avouons le, les GTR-LM iront plus loin que nous ne le pensions avant la course. A la mi-course, la 22 et la 23 figurent toujours au classement, respectivement 47 et 45ème. Sur 48 voitures encore en course. 12 heures plus tard, seule la n°22 reçoit le salut du drapeau à damiers. Mais en n'ayant couvert que 242 tours contre 395 aux vainqueurs, elle n'est pas classée. Elle compte d'ailleurs très exactement 74 tours de retard sur la dernière voiture classée de ces 24 Heures 2015. Soit plus de 1000 km. Et plus de 2000 sur la Porsche victorieuse de Hulkenberg/Tandy/Bamber. Abyssal… Mais pas surprenant pour une voiture qui n'était pas prête.

th_Nissan_2015_4Cette fois-ci, le coup médiatique est loupé même si le communiqué de presse Nissan d'après-course se réjouit d'avoir reçu les honneurs du drapeau à damiers. Drôle de façon d'interpréter les faits ! Les articles de la presse française ne sont plus du tout flatteurs, certains deviennent même moqueurs. Et cela ne peut pas faire sourire en haut lieu chez Nissan. Carlos Ghosn n'a pas l'humour facile et il ne goûte guère la « blague » mancelle. Il apparaît évident que les jours de Darren Cox à la tête du marketing Nissan sont comptés. La nomination de Mike Carcamo en tant que directeur d'équipe renforce rapidement cette impression. Le départ de Darren vient finalement tout juste d'être officialisé. Par une nouvelle pirouette médiatique ! Le choix de quitter Nissan viendrait de Darren lui-même. Tellement difficile à croire ! La comm' bien huilée a ses limites...

On peut plutôt penser que Darren a payé pour un programme LMP1 ou le sens des réalités semblait totalement absent du débat. Il n'est pas question ici de décrier le bien fondé du concept de la GTR-LM. Après tout, pendant plus d'un demi-siècle, les moteurs ont tiré les voitures de course comme les chevaux le faisaient avec l'attelage. Enzo Ferrari ne croyait pas lui-même au passage du moteur dans le dos du pilote. Les faits lui ont très rapidement donné tort à la toute fin des fifties. Preuve que même les plus grands peuvent se tromper. Avec l'importance prise par l'aérodynamique moderne, il est possible que le concept de Bowlby ait une certaine valeur même si nombre d'ingénieurs en doutent.

Il n'est pas question de reprocher à Nissan d'avoir ouvert ses stands comme nous n'en n'avions plus l'habitude, de n'avoir rien caché à qui que ce soit des entrailles de la GTR-LM, d'avoir manifesté un réel enthousiasme à aller vers les fans. Darren Cox a parfaitement géré cet aspect là des choses. Pour la comm', on peut lui faire confiance, c'est véritablement son domaine.

Il n'est pas question non plus de critiquer le fait d'avoir fait « différent » bien au contraire. Il est effectivement probable qu'il s'agissait de la seule réelle solution pour aller chatouiller les grands. Mais lorsque l'on défriche des solutions techniques novatrices, allant parfois carrément à l'encontre de ce qu'il se fait depuis des lustres dans les clans d'en face, il est préférable soit de disposer d'un budget conséquent, soit de prendre le temps de bien développer son projet. Nissan n'a rien fait de tout cela et l'a payé cash. La voiture est arrivée tard, a été développée dans une urgence absolue, allant au devant de problèmes techniques innombrables et le tout avec un budget très inférieur aux concurrents ! Il aurait été préférable de lever le pied, de retirer au moins l'une des trois voitures pour ne pas surcharger de travail, inutilement, une équipe technique déjà débordée. Peugeot en 2007, Toyota en 2012, Porsche en 2014 ne sont venus qu'avec deux voitures pour leurs premières 24 Heures. On s'est vu plus beau que tous ces gens là, chez Nissan. La tendance bad boys, probablement. Une tendance qui a touché là, ses limites de manière criante.

Manque d'humilité...

Il aurait fallu aussi, lorsque tous les indices prouvaient à quelques semaines du Mans que la course serait un calvaire, commencer à retrouver de l'humilité, beaucoup plus d'humilité. Il est bien d'être ambitieux, c'est même indispensable lorsque l'on vise la victoire au Mans. Un certain Jean-Luc Lagardère ne procédait pas autrement en assignant des objectifs extrêmement élevé aux hommes de Matra. Mais il est beaucoup moins bien d'être arrogant. Car cela peut être mal perçu aussi par vos adversaires que par le public, qui est le premier susceptible d'acheter une Nissan un jour. Or à mesure que la course approchait, le discours semblait de plus en plus en total décalage avec ce qui s'annonçait. Il est dommage d'avoir été jusqu'au boutiste à ce point. Le retour sur terre a été bien trop tardif…

th_LM_2015_122Maintenant, Nissan dispose d'un long hiver pour développer à fond cette GTR-LM. Dans le calme et la retenue, ce serait parfait. Je l'avais dit lors de sa présentation, cette voiture ne pouvait décemment être jugée à l'issue de ses premières 24 Heures du Mans. Ben Bowlby est certainement un peu fou ou tout au moins original, mais on ne lui fera sûrement pas le procès de ne pas être intelligent. S'il croit en son bébé, on peut se permettre d'y croire avec lui. Trop novatrice, timing trop serré, il semblait évident que la GTR-LM allait droit dans le mur cette année. Mais en faisant finalement l'impasse totale sur le WEC 2015, Nissan et Nismo se donnent le temps. Celui de bien faire les choses. De trouver les parades à chaque défi technique que pose cette conception osée. La GTR-LM 2016, puisqu'il semble acquis qu'elle sera bel et bien présente l'an prochain, sera sans aucun doute bien plus rapide que cette année. Reste à savoir combien de secondes elle aura grignoté sur les 20 qui lui en manquaient en juin dernier. 10 seulement et ce serait la déception. On pourrait l'interpréter comme la preuve que le concept n'étais pas si bon que ce que Ben voulait bien croire. 15 secondes grapillées et l'on dira que l'équipe manquait encore d'expérience, que le manque de budget explique en partie ce déficit de temps mais on ne parlera plus d'échec. 18 secondes voire plus et la mission de Ben sera accomplie. Et nous le souhaitons pour Nissan, pour Le Mans. Mais cela se fera désormais sans Darren Cox qui, à vouloir trop se rapprocher du soleil, s'est brûlé les ailes...

Laurent Chauveau