Ce putain de mur... Imprimer Envoyer
Mercredi, 01 Mai 2019 10:34

Ayrton_1Je n’aimais pas Ayrton. Oh, je reconnaissais l’incroyable coup de volant de Magic mais je ne l’aimais pas. En bon franchouillard, j’étais un Pro-Alain et Ayrton venait altérer le compteur de victoires de mon favori. Je ne lui pardonnais pas. D’autant qu’Ayrton avait amené avec lui, dans le monde des Grand-Prix, un comportement agressif dans le dépassement des attardés qui, en plus de troubler la façon de faire de l’époque, lui joua quelques tours à ses débuts. Mais par la suite, cela lui ouvrit une voie royale car dès qu’un attardé apercevait le casque jaune et vert dans ses rétros, il s’écartait bien rapidement. Ce qu’il ne faisait pas pour le casque blanc et bleu… En pur athée que je suis, je ne supportai pas non plus son côté religieux. Ses appels à Dieu avaient le don de m’agacer au plus haut point. Je n’aimais pas Ayrton.

J’avais commencé à infléchir mon ressentiment envers lui après l’accrochage de Suzuka 1989. Sur le coup, comme beaucoup, je m’étais insurgé sur sa responsabilité dans ce freinage insensé du 46ème tour. Et puis j’avais bien dû constater par la suite qu’Alain avait bien changé sa trajectoire habituelle, ne laissant que trop peu de place au brésilien… Au cœur de l’hiver qui s’en suivit, l’incroyable comportement de Jean-Marie Balestre vis-à-vis d’Ayrton, exigeant une lettre d’excuses du brésilien comme préalable à la remise de sa super licence pour la saison 90 me donna de la compassion pour lui. Comment pouvait-on raisonnablement envisager d’exclure de la F1 un tel champion ?

th_Ayrton_2La saison 1990 fut magnifique. Jusqu’à Suzuka à nouveau. Ou Ayrton commit un nouveau geste fou. Mais cette fois-ci, immédiatement et avant même le contact, je savais qu’Alain commettait une faute en élargissant sa trajectoire en entrée du premier virage. Elargir sa trajectoire devant Ayrton, c’est comme mettre un bout de fromage devant le museau d’une souris. Vous savez qu’automatiquement, il va s’infiltrer dans le trou… de souris ! Ce qu’il n’a évidemment pas manqué de faire, provoquant un accrochage dingue… Une sorte de haine m’habitait désormais. Non d’avoir privé Alain du titre. Mais de nous avoir privé d’une bagarre qui s’annonçait épique. A ce moment-là, je négligeais bien volontiers le fait qu’Ayrton n’aie pas eu le loisir de voir sa pole position placée sur le côté propre de la piste comme il le réclamait et comme cela parait parfaitement logique…

Je n’aimais pas Ayrton. Mais la dernière saison du combat Prost-Senna fut celle qui prouva à quel point Ayrton excellait. Sa McLaren était sous-motorisée en 1993. Il ne fut pas champion en 1993. Mais quelle saison ! Il éclaboussait tout le monde de son talent. Qui peut oublier Donington 1993 ? Ce premier tour de dingue ou il rate son départ, ou il rentre 5ème dans le premier virage. Mais où, avant même la fin du premier tour, il est déjà premier, ayant réglé leurs comptes à Schumy, pourtant à l’aise sous la pluie, Wendlinger, Hill puis finalement Alain ! Absolument prodigieux... Je n’aimais pas Ayrton mais cela ne m’empêchait surtout pas de l’admirer. Le pied de nez du destin fut qu’il remporta son ultime victoire en Grand-Prix lors de l’utime Grand-Prix d’Alain. Les deux se réconcilièrent alors enfin sur le podium d'Adelaïde. Je crus lire une vraie sincérité dans ce geste de la part d’Ayrton lorsqu’il invita Alain à le rejoindre sur la plus haute marche. Il reconnaissait ainsi la valeur de son meilleur ennemi. Il reprenait toute sa place dans mon estime. J’aimais Ayrton.

Le départ d’Alain créa comme un grand vide pour la saison 1994. Ayrton se retrouvait face à une nouvelle génération qui ne me parlait pas. Ayrton galérait au volant de cette FW16 rétive qui le laissa sur deux abandons lors des deux premiers Grand Prix pendant que Schumy allait cueillir deux succès. Il n’était plus le champion dominateur sûr de son fait et de son coup de volant. On le sentait dans le doute. Vint alors San Marin...

Roland RatzenbergerSan Marin fut un cauchemar absolu. Rubens se blesse le vendredi, mais finalement, c’est un miraculé au vu de l’effroyable envolée de sa Jordan. Ayrton était évidemment touché. Roland était un inconnu du grand public avant qu’il ne perde son aileron avant à l’entrée du virage Gilles Villeneuve. Il ne l’était pas pour nous, fans d’endurance puisqu’il avait déjà disputé Le Mans 5 fois et devait à nouveau les disputer, sur une Toyota, un mois plus tard. L’équipe SARD laissera d’ailleurs son nom sur la portière de la 94C-V qu’il devait piloter cette année-là. L’image de sa tête dodelinante, après l’effrayant impact contre ce putain de mur à pleine vitesse, est l’une des pires qu’il m’ait été donné de voir dans ce sport que j’adore. Car elle ne laissait guère de doute quant à l’issue fatale. Roland Ratzenberger était mort, Ayrton était effondré, révolté… La F1 venait de perdre son innocence nouvellement acquise.

Car le paddock et les fans avaient récemment acquis comme quasi-certitude que l’on ne se tuait plus en F1. Les incroyables progrès dus aux coques en carbone plaçaient les pilotes à l’abri nous semblait-il. Depuis le décès d’Elio de Angelis en essais privés au Castellet en 1986, plus personne ne s’était tué en F1. Nombre de pilotes s’étaient sortis sans mal d’effrayantes cabrioles, Ayrton ayant eu sa part avec son « retourné » lors des essais qualifs au Mexique en 1991. Vois nos pilotes gambader après d’effrayants impacts avait eu un mauvais effet sur nous. On se croyait à l’abri de ce mal qui rongeait la F1 des décennies précédentes. Roland venait de nous ramener durement à la réalité, tellement durement.

Le lendemain, je savais que je ne verrai pas le Grand-Prix. Je me rendais à Prenois pour les 4 Heures de Dijon ou je retrouvais Bruno Vandestick. Isolés dans la cabine speaker à suivre la course qui se déroulait devant nos yeux, nous ne savions rien de ce qu’il se déroulait à Imola. Ce n’est que le soir même en arrivant à la maison que mon père me cueillit à froid. J’étais heureux de ma journée, sur mon petit nuage. Je débarque à peine qu’il me dit : « Tu sais pour Imola ? » Moi atterré « Oui, Ratzenberger, je sais... » Mon papa « et Senna aujourd’hui ! »

th_Ayrton_3Comme un énorme coup de poing dans le ventre. Le souffle coupé, j’ai dû immédiatement m’asseoir sur les dernières marches de l’escalier pour encaisser le choc. Je ne comprenais pas, ne réalisais évidemment pas, c’était irréel. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, prostré, incrédule. J’ai eu besoin d’appeler mes copains, pour en parler, moi qui n’avait rien vu de tout cela. Le lendemain matin, j’ai eu le besoin d’acheter l’Equipe. Certainement pour concrétiser l’idée de sa mort. J’ai lu et relu ce journal en long, en large et en travers. Je l’ai même conservé. Puis celui du lendemain. Et du surlendemain. Je les ai toujours. Je ne les lis plus mais ils sont là. Pour ne pas oublier qu’un engin lancé à 100 mètres/seconde, demeure intrinsèquement dangereux, quoi que l’on fasse. Dangereux voire mortel. Malheureusement, trois ans plus tard, presque jour pour jour, une épaisse fumée noire entre Arnage et le virage Porsche se chargera de nous rappeler qu’au Mans aussi, on pouvait mourir. Sébastien Enjolras n’était plus.

Mais en ce soir du 1er Mai 1994, Ayrton que je n’aimais pas avait perdu la vie contre ce putain de mur de Tamburello. J'aimais Ayrton. Et il me manquait atrocement. Il nous manque atrocement…