Le châssis du centenaire : Ford GT40 #1075 ou Porsche 956B-117 ? Imprimer
Mercredi, 15 Janvier 2020 10:55

LM84007Z12Ils sont trois (et non, cinq finalement...). Trois (non, cinq) châssis à avoir réussi la passe de deux. Deux victoires aux 24 Heures du Mans. Deux victoires consécutives qui plus est pour ces trois châssis ! Tout commence avec la fameuse GT40-1075 qui remporte tout d’abord des 24 Heures automnales, celles de 1968 puis des 24 Heures légendaires pour leur finish, celles de 1969. Vient ensuite 956B-117 qui remporte sa toute première course, les 24 Heures 1984. Puis récidive en 1985 en dominant largement l’épreuve. Enfin, TWR WSC95 001 est la troisième du lot. L’ex Jaguar XJR-14 #691 devenue une fois décapitée la TWR Joest Porsche domine largement les 24 Heures 1996 avant de profiter de la défaillance des Porsche GT1 officielles pour récidiver en 1997. (Voir le Post Scriptum en fin d'article pour découvrir les deux autres châssis qui ont réalisé ce même exploit et que des lecteurs avertis m'ont permis de découvrir)

 

Alors puisque nous approchons du centième anniversaire des 24 Heures du Mans, s’il fallait élire un châssis du centenaire, lequel de ces trois l’emporterait ? A titre personnel, j’exclurai la TWR Joest Porsche. Autant la Jaguar dont elle est issue était jolie avec son cockpit fermé et sa bulle, autant elle s’est enlaidie en étant transformée en spyder, les hideux schnorkels apparus sur les pontons n’aidant en rien. De plus, les décos aussi bien de 1996 que de 1997 n’aidaient pas à faire apprécier cette auto. Enfin, sur le plan du palmarès, même s’il s’agit bien du châssis victorieux en Championnat du Monde à Silverstone en 1991 en tant que Jaguar, même s’il s’agit bien du châssis qui tenta sans succès la pole cette même année 1991 au Mans, s’il a terminé 2ème du tout premier Petit Le Mans en 1998, ce châssis n’a pas le CV des deux autres.

Les faits d'armes de la Ford !

1968_Ford_GT40_SpaAlors, Ford GT40 #1075 ou Porsche 956B117 pour le châssis du centenaire ? Niveau palmarès, c’est du lourd dans les deux cas même si avec sa victoire in-extremis aux 12 heures de Sebring 1969, la Ford pourrait prendre l’avantage surtout qu’elle a toujours couru sous les désormais mythiques couleurs Gulf. De plus, #1075 compte l’une des plus fameuses victoires en sport prototypes hors Le Mans. En 1968, Jacky Ickx signe un exploit retentissant à Spa en bouclant, sur une piste détrempée, le premier tour de course avec une avance colossale de 38 secondes (Oui, oui, trente-huit ! Thirty eight ! Achtundreißig !). Imaginez un peu. Il a eu le temps de passer le raidillon et de s’enfuir dans le lointain avant que le peloton n’arrive à la Source ! Le rainmaster a frappé fort ! D’autant qu’il s’agissait de l’ancien Spa, un circuit encore plus rapide que Le Mans à l’époque où la moindre sortie de piste pouvait se terminer dans l’une des maisons bordant le circuit… La GT40 n°33 de Ickx-Redman remportera évidemment ces 1000 km de Spa 1968.

1968_Ford_GT40Quant aux 24 Heures, #1075 s’y présente pour la première fois en 1968. L'épreuve est déplacé en septembre, la France ayant été secouée par les évènements de Mai 1968. Lucien Bianchi et Pedro Rodriguez remplacent les habituels titulaires Ickx et Redman, tous deux blessés en F1. Partis prudemment, les deux compères prendront la tête de l’épreuve dès la 4ème heure et ne la quitteront plus à partir de la 7ème. Les Porsche 908 sont encore trop jeunes et connaissent de nombreux soucis. La foule porte la Matra, seconde, au coeur de la nuit héroïque d'Henri Pescarolo, pilotant sa 630 sans essuie-glaces. Mais la Ford fait mieux que résister, elle creuse l'écart. La victoire est incontestable même si Lucien devra traverser l’un de ses relais les plus durs après avoir vu l’Alpine A220 de son frère Mauro en feu après le Dunlop…

La victoire de 1969 est absolument mythique et l’on se demande s’il est vraiment utile de rappeler l’histoire. On y va quand même ? OK. Désormais dépassée en vitesse pure par les Porsche 908 mais surtout 917, la GT40 ne peut plus compter que sur sa fiabilité. Mais Sebring vient justement de prouver que #1075 peut profiter de cette fiabilité. Et vu que sa Mirage à moteur V12 Weslake n’est pas vraiment fiable, John Wyer n’a pas d’autre solution que de renvoyer ses GT40 au charbon en Sarthe. Les deux Jacky-ie, Ickx et Oliver, savent que leur voiture ne peut rivaliser et vont jouer la course d’attente. Jacky se permet même de prendre le départ en marchant tandis que ses collègues courent vers leurs voitures. Il prend le temps de se sangler consciencieusement. Puis part enfin, bon dernier. Il veut ainsi souligner le caractère anachronique et dangereux du départ type Le Mans dont son compatriote Willy Mairesse a fait les frais l’année précédente, lui qui tentait de fermer sa portière et de se sangler dans les Hunaudières, à pleine vitesse ! Sa Ford fila droit vers la forêt et Willy ne se remit jamais vraiment de ce grave accident. Il fallut moins d’un tour pour que les faits donnent de nouveau raison à Jacky. Tentant encore de se sangler, John Woolfe se tue à bord de sa 917 et l’incendie qui s’en suit se propage à plusieurs voitures, l’ensemble du peloton étant bloqué par le nuage de fumée…

La victoire de 1969 : Légendaire...

1969_Ford_GT40Jacky & Jackie poursuivent leur course en sachant pertinemment que les 917 sont intouchables. Mais l’usine Porsche elle-même doutant de la fiabilité des deux « monstres », il suffit d’attendre. D’autant que les 908 vont, elles aussi, connaître pas mal de soucis. Lorsque la dernière des 917 agonise à trois heures de l’arrivée, la Ford se retrouve en tête ! Mais immédiatement, elle marque un arrêt prolongé afin de changer les plaquettes de frein avant. Lorsqu’elle repart, la Porsche 908 n°64 est dans ses roues et les deux voitures vont se livrer une bagarre insensée durant plus de deux heures. La 908 ne prend plus tous ses tours mais reste plus rapide dans les Hunaudières. En revanche, la Ford est plus stable dans les parties sinueuses. Les performances sont donc équilibrées. Hans Hermann doit toutefois composer avec une inconnue à bord de la Porsche. Ses freins tiendront-ils ? Un témoin d’usure s’allume en effet au tableau de bord au plus fort de la bagarre. Les deux voitures ne cessent d’échanger leurs positions sans que l’une ne prenne réellement le dessus sur l’autre.

Elles entrent dans le dernier tour de légende, la Ford devant la Porsche. Jouant la ruse, Jacky ralentit au début des Hunaudières faisant croire à Hermann en la panne d’essence car il est en bout de relais. Celui-ci hésite, refuse de passer dans un premier temps puis s’élance franchement. Jacky tombe un rapport et profitant du couple supérieur de son V8, parvient à prendre l’aspi de la 908. Il a inversé les rôles ! Il déborde Hans avant Mulsanne et dès lors, la course est jouée. Hans n’a pas la confiance suffisante en ses freins pour tenter de repiquer la Ford à Mulsanne. Et la section de Maison Blanche est à l’avantage de la Ford… 120 fameux mètres séparent les deux voitures sous le drapeau à damiers, Jacky devant Hans. #1075 a conquis son second succès sans le moindre pépin technique et dans un final héroïque…

La Porsche débute par une victoire...

LM84007X27956B117 est acquis par Reinhold Joest juste avant les 24 Heures du Mans 1984. Il propose la voiture à Klaus Ludwig et Henri Pescarolo, un duo qui connait bien la victoire en Sarthe (1972, 73 & 74 pour Henri, 1979 pour Klaus). L’usine Porsche boude ces 24 Heures 1984 mais pas Lancia qui fait office de favori. Les Porsche 956 privées seront cependant de redoutables opposants, à la fiabilité désormais éprouvée. Mais le premier relais se passe mal pour Henri qui ramène par deux fois la voiture aux stands en raison de problème d’alimentation en essence. Voilà les deux compères déjà en position de chasseurs. Mais c’est surtout un triangle de suspension AVG cassé qui va le plus les ralentir vers 19H. Ils plongent à la 22ème place. Il faut repartir à l’assaut tandis que les deux Lancia officielles dominent le peloton. Mais au petit jour, les boites lâchent dans le clan italien. Les Martini plongent au classement et les 956 se portent aux avant-postes. Mais dans une folle matinée, les meilleures sont touchées par une vague de problèmes plus ou moins grave. Avec un nouveau triangle à changer, l’AVD, Henri et Klaus s’en sortent bien en ne perdant que 7 minutes. A 8 heures du matin, ils pointent en tête et ne la quitteront plus ! Et de deux pour Klaus, et de quatre pour Henri !

1985, une domination sans faille !

LM85007-V08956B117 revient un an plus tard sous les mêmes couleurs NewMan et avec le même numéro 7. Le règlement à la consommation a été considérablement durci et l’on s’attend à voir les privés subir la loi des usines dans un tel contexte. Pescarolo parti chez Lancia, Klaus Ludwig se trouve accompagné de Paolo Barilla et John « Winter ». Dès le départ, Jacky Ickx refuse d’accélérer franchement, jouant le jeu de la conso. Le peloton le déborde ! Image insolite ! Les Lancia et les Porsche privées en revanche jouent le jeu. Mais rapidement, les 956 débordent les LC2 et l’impensable se produit, les privés se bagarrent pour la tête devant toutes les usines ! Feu de paille ? Non, les premiers ravitaillements prouvent que les meilleures 956 privées consomment moins que les 962C et LC2 officielles ! Incroyable… Dans ce contexte, 956B117 est aux prises avec 956106, la Porsche Canon n°14 de Richard Lloyd. En fait, lorsqu’elles le peuvent, les deux voitures s’entre-aspirent sur la ligne droite pour moins consommer. Un tour devant à fendre l’air, un autre derrière à se faire aspirer. Cet accord entre les deux teams sera assez vite connu mais n’explique pas à lui seul la domination de ces deux voitures. Des problèmes de freins rejettent la 14 à 3 tours peu avant la tombée de la nuit mais dès 9 heures du matin, elle revient à la deuxième place. Pendant ce temps, Ludwig et Barilla abattent les tours en tête. John « Winter » n’a lui fait qu’un seul relais vers 21H, comme souvent lors de ses courses d’ « endurance »… N’empêche qu’il figurera bien au palmarès des 24 Heures puisque 956B117 ira cueillir les lauriers en ayant passé 22 des 24 heures en tête !

1986, elle le pouvait encore !

LM1986-007-J08Plus fort que la Ford #1075, 956B117 revient à nouveau en 1986 ! Toujours les couleurs jaunes et noirs même si New Man a cédé la place à Taka-Q, l’importateur japonais de la marque. Toujours le numéro 7, toujours le même équipage qu’en 1985. Et toujours à la lutte pour la tête même si cette fois-ci, l’usine a retenu les leçons de la déroute de 1985. Les 962C consomment moins et peuvent jouer d’égal à égal avec la n°7. Un duel insensé entre la Joest et les deux 962C n°1 et 2 s’engage. Même l’unique relais habituel de « Winter » à la tombée de la nuit, ne remet pas en cause cette bataille ! Les changements de leaders s’accumulent mais c’est l’usine qui lâche la première dans cette baston. Jochen Mass sort durement avec la n°2 juste après 3 heures du matin. La voiture est HS. Le duel entre la n°1 et la n°7 est malheureusement mis en veilleuse par l’intervention des pace-cars (le nom de l’époque des safety-cars). Jo Gartner vient de se tuer dans les Hunaudières à bord de la Porsche Kremer n°10. Deux heures de neutralisation sont nécessaires pour remettre le circuit en état dans la zone de l’accident. Et ce fut ce rythme lent qui est la cause de l’impensable. L’électronique de 956B117 ne s’adapte pas bien à ces conditions et entraine une défaillance moteur majeure. La n°7 est alors en tête. Il est 4H27 du matin et elle doit se retirer laissant le champ libre à l’usine… 956B117 tombe les armes à la main et le record du tour en poche ! Oui, sans guère de doutes, 956B117 avait encore tout pour s’imposer en 1986 avec un peu de chance. Chance qui l’avait fuit cette année-là… 956B117 ne pourra revenir en 1987, les 956 étant désormais interdites par le règlement. Joest se tournera enfin vers la 962, sans succès.

LM1986-007-A22Toujours est-il que le châssis a accumulé 7 nouveaux pointages horaires en tête du classement. En cumulant ses trois 24 Heures du Mans, 956B117 a donc figuré 39 heures en tête des 24 Heures du Mans ! Quel autre châssis peut en dire autant ? Aucun à ma connaissance. Ce fait majeur peut donc réellement lui permettre de prétendre au titre de châssis du centenaire… Mais avouons qu’entre Ford GT40 #1075 et Porsche 956B117, il est bien difficile de les départager. 6 victoires en 2 saisons pour la première, 11 en trois années pour la seconde, cela reste comparable. Donc ? A vous de choisir ! Moi, je m’y refuse… Deux légendes assurément.

Laurent Chauveau

NB : Certaines sources donnent #1075 comme étant issu du châssis Mirage M.10003 venu au Mans en 1967 avant d’être reconverti en GT40 pour la saison 1968. Si tel est le cas, il faut ajouter deux autres victoires en 1967 au tableau de chasse dont une à Spa, toujours avec Ickx et toujours sous la pluie !

PS : Même après plus de 40 ans de passion, on en apprend tous les jours. Grâce à deux lecteurs que je remercie ici, je me suis encore cultivé. A ces trois châssis fameux, il faut en ajouter deux autres finalement dont je n'avais pas connaissance. Tout d'abord, c'est la Bentley de 1929 et 1930 qui a réalisé ce même doublé ! Le châssis LB2332 à chaque fois confié à Woolf Barnato, associé à Sir Henry Birkin en 29 puis à Glen Kidston en 1930. A ma décharge, lors de l'écriture de cet article, je n'avais pas les archives pour avoir cette info. Merci à Vincent donc... Et merci à Stéphane pour l'autre châssis deux fois victorieux. Là, l'histoire est encore plus sioux ! En 1963 et 1964, c'est le même chassis 0816 qui associé à un V12 3 litres en 1963 puis à un V12 3,3 litres en 1964 va donc permettre à cette 250P devenue 275P de s'imposer par deux fois. Mais... 0816 n'était initialement pas prévu pour Le Mans 1963. C'est le châssis 0814 qui devait oeuvrer mais il a été sévèrement endommagé dans un accident sur le Nürburgring peu avant Le Mans. Le département Ferrari Classcche a donc reconnu depuis avoir substitué 0816 à 0814. Là, j'avoue, je ne savais pas alors que je suis un fan absolu des formes de cette auto, surtout dans sa version 1964... 0816 peut sans problème postuler au titre de châssis du millénaire car lui aussi, tout comme la Ford #1075 a remporté les 12 Heures de Sebring en 1963... Avec toutes mes excuses pour ces données manquantes qui auraient donc nécessité la réécriture totale de cet article !