Jean-Pierre Beltoise : Il « n'aimait pas » Le Mans... Imprimer
Lundi, 05 Janvier 2015 22:19

1979_LM_Rondeau_4« Pour l'année prochaine, il n'est pas du tout sûr que nous revenions au Mans. Pour ma part, j'en suis ravi car je suis contre les courses qui se déroulent de nuit et contre les épreuves de 24 Heures. » déclarait à l'issue des 24 Heures du Mans 1969, Jean-Pierre Beltoise dans les colonnes de l'Auto-Journal. Deux ans plus tard, il enfonçait le clou à la Une de Paris-Match : « Le Mans est une absurdité ! » Il n'en faisait donc pas grand mystère. Jean-Pierre n'aimait pas Le Mans. D'ailleurs, après qu'il ait fait débuter le fabuleux V12 en course au Grand-Prix de Monaco, Jean-Pierre, pourtant fer de lance de l'équipe Matra Sports, n'était pas présent au Mans en 1968. Une seule M630 M étant alignée au départ, on lui avait préféré Johnny Servoz-Gavin et Henri Pescarolo, bien plus enclins à rouler sur le tracé, assez peu sélectif et hyper rapide de l'époque, il est vrai. Il avait vu Bino Heins se tuer devant lui en 1963. Nul doute que la mort de Roby Weber à bord de l'une des 630 en 1967 lors des essais d'Avril n'avait fait que renforcer son aversion pour le double tour d'horloge sarthois.

Pourtant, lorsqu'il débarque dans le bureau de Jean-Luc Lagardère fin 1964 pour son entretien d'embauche, il compte déjà deux participations aux 24 Heures sur des René Bonnet (et de multiples titres de champion de France à moto!) C'est d'ailleurs sur l'un de ces petits protos qu'il a connu un terrible accident lors des 12 Heures de Reims 1964. Éjecté de sa voiture suite au passage sur une invisible flaque d'essence au cours de la nuit, il fut retrouvé dans un champ de blé à la lueur d'une torche, inconscient et grièvement blessé. C'est donc couvert de plâtres et s'appuyant sur ses béquilles qu'il parvint à convaincre le patron de Matra de lui réserver une place dans son équipe. Incroyable époque !

Un an plus tard, quasiment jour pour jour, avec un coude gauche qui ne lui sera quasiment plus jamais d'une grande utilité, Jean-Pierre est au départ de la course de Reims de F3. Une course à laquelle il n'était même pas sûr de participer. Matra ne pouvait aligner en effet qu'une seule voiture pour cette course et alors que les essais étaient sur le point de débuter, ni Jaussaud, ni Beltoise ne savaient alors encore qui allait être désigné par un Claude Le Guézec indécis, pour piloter la MS1. JPB se montra alors plus filou que JPJ et se glissa dans le cockpit de la F3 dès que le préposé au drapeau donna le signal du départ! Incroyable époque !

Cette course est entrée dans la légende et pour la presse française de l'époque, elle a quasiment éclipsé le GP de F1 ! Il faut dire que la suite des événements fut tout aussi rocambolesque. Jean-Pierre était distancé de 1"5 après les essais officiels. Les techniciens Matra, alors encore très « neufs » dans le métier, découvrirent que le carburateur Stromberg donnait un surplus de puissance au moteur par rapport au Weber de la Matra. Le Guézec parvint à s'en procurer un. Mais encore fallait-il le tester or il n'y avait plus d'essais prévus avant la course. Profitant d'une piste libre le samedi après-midi en attendant le départ des 12 Heures, Le Guézec envoie Beltoise en piste par une entrée annexe en lui ordonnant de rouler tant qu'il peut et de s'arrêter au même endroit si des réglages s'avèrent nécessaires. Jean-Pierre s'arrêtera deux fois effectivement mais lors du troisième tour, tout est parfait. Heureusement car la direction de course menace sérieusement de mettre la Matra hors-course ! Incroyable époque !

Tout aussi incroyable est le fait que la MS1 s’avéra rapide non seulement en raison de réglage de dernière minute mais aussi par la grâce de pneus trop étroits ! Le manque d'expérience est encore patent chez les mécanos et ingénieurs Matra. Les pneus prévus pour la MS1 se montrent trop peu larges par rapport à ceux de la concurrence. Trop étroit sur les circuits déjà fréquentés jusque là. Mais à Reims, le temple de la vitesse de l'époque, ce handicap s'avère être un atout ! Jean-Pierre remonte aux premières loges et tout se joue dans le dernier virage. Il joue encore une ruse de filou à Piers Courage en freinant plus fort que nécessaire pour négocier. Surpris, Courage doit freiner plus encore pour l'éviter. La légère avance prise par la Matra lui permet de s'imposer malgré la longue aspiration dont l'anglais peut disposer jusqu'à la ligne d'arrivée ! La légende est en marche. Celle de Matra, bien évidemment, celle de Jean-Pierre également...

Il gravit par la suite, les marches qui mènent à la F1 en devenant Champion de France de F3 dès 1965 puis Champion d'Europe de F2 en 1968. La même année, il réalise son rêve en prenant le départ du GP de Monaco F1 au volant d'une F1 totalement française. Un V12 tout nouveau hurle dans son dos orné d' « échappements qui n'en finissent pas ! » La démonstration en course ne sera guère probante, stoppée après 11 tours par un accident. La MS11 est trop lourde et le V12 manque de couple face au V8 Cosworth mais Jean-Pierre le dira plus tard : « Je ne peux rien regretter. La voiture était bleue, le moteur un V12. C'était au delà de mes rêves ! Non, je n'ai pas le droit d'avoir des regrets... » Hormis un GP de Hollande ou Jean-Pierre, finalement deuxième derrière Stewart, aurait même presque pu l'emporter sur la pluie déjà, cette première saison en F1 est décevante. Il en sera de même pour les 3 suivantes toujours chez Matra.

L'équipe de Lagardère évoluant également au Mans, Jean-Pierre se doit donc d'y rouler malgré son désamour pour cette course. En 1969 pourtant, alors que le petit V12 ne peut pas grand-chose face au gros 5 litres des Ford ou à la finesse des Porsche 908, il obtient une très belle 4ème place associé à Courage. Jamais il ne fera mieux au Mans ! L'édition 1970 est catastrophique pour Matra avec un triple abandon dans la 7ème heure des 3 voitures engagées. L'époque étant toujours aux grosses Sport 5 litres, décision est prise pour 1971, de n'aligner qu'une seule voiture dans l'attente de jours meilleurs. Face aux monstrueuses Porsche 917 et Ferrari 512 fortes de plus de 600 chevaux, l'esseulée 660 ne peut compter « que » sur les 420 pur-sangs du V12. Mais de manière assez inattendue, la n°32 fait mieux que se défendre. Associé à Chris Amon, Jean-Pierre la hisse à la 6ème place au quart de la course. A la mi-course, c'est mieux encore avec le quatrième rang. Deux heures plus tard, la 660 est deuxième lorsque le soleil revient ! En cette année ou 5335 km seront couverts, c'est une performance superbe. Dans le clan Matra, on se prend à rêver de faire encore mieux qu'en 1968... Mais le V12 fatigue. Peu avant 9 heures du matin, Jean-Pierre est arrêté à Mulsanne juste devant ses panneauteurs. Il ne parviendra pas à relancer son V12. L'aventure cesse brutalement alors que la Matra était encore 3ème...

Évincé de l'équipe Matra F1 l'année suivante, Jean-Pierre opte pour l'équipe BRM. Lors des essais du GP de Monaco, il demande à ses mécaniciens et ce malgré leurs réticences, d'enlever les butées de contre-braquage. Le détail aura son importance... Le jour de la course, c'est le déluge, comme souvent à Monaco. Jean-Pierre va pouvoir faire jouer sa finesse de pilotage. « Avec mon bras gauche inopérant, j'étais obligé placer très bien ma voiture car je ne disposais pas de la force nécessaire avec mon seul bras droit pour la remettre en ligne si besoin était. Et cette façon de faire devenait une force lors des courses sous la pluie. » La piste mouillée lui permet également de moins solliciter son V12 BRM bien fragile. Un départ bien négocié le place en tête de la course, juste devant Jacky Ickx, le roi de la pluie. Mais Jean-Pierre est en état de grâce et il creuse irrémédiablement l'écart ! Rien ne semble devoir le priver de la victoire. Rien sauf ce violent survirage soudain en sortie du virage du gazomètre. Mais Jean-Pierre parvient à le contrôler tout juste grâce à un énorme contre-braquage, rendu possible par l'absence des butées ! Les lauriers du vainqueur, remis par la princesse Grace sont pour lui... « Ce jour là, j'ai fait taire définitivement les cons... » déclarait des années plus tard Jean-Pierre...

Car les violentes attaques de la presse comme du milieu, Jean-Pierre les a connues plus souvent qu'à son tour. Notamment lors de ce triste 10 janvier 1971 à Buenos Aires. Sa Matra tombe en panne d'essence à la fin du premier relais. Le règlement de l'époque ne l'en empêchant pas, Jean-Pierre entreprend de pousser sa voiture sous le couvert des drapeaux jaunes des commissaires. Sa 660 est sur la partie gauche de la piste alors que les stands se trouvent à droite. Il doit donc faire traverser la piste à son proto. Avec nos yeux du XXIème siècle, on se demande comment on pouvait seulement envisager de tenter une telle manœuvre sans craindre pour sa propre vie. Mais l'époque était incroyable... Alors que la 660 a commencé à quitter le point de corde, surviennent deux Ferrari roues dans roues, une 512 et une 312. La vue obstruée par la 512, Ignazio Giunti ne peut éviter de percuter la 660. L'incendie est immédiat et le pilote italien perd la vie dans ce drame. Jean-Pierre lui-même est un incroyable rescapé. Mais il va subir une campagne de presse d'une violence incroyable. Il sera même privé du GP d'Italie par les instances fédérales mais on peut penser qu'il valait mieux pour lui, ne pas avoir à affronter la vindicte populaire italienne...

En 1972 au Mans, Jean-Pierre est de nouveau associé à Chris Amon. Le titulaire Matra F1 associé au vainqueur de Monaco, ils font évidemment figures de favoris surtout avec l'absence, décidée en dernière minute, des Ferrari 312 officielles... Jean-Pierre prend la tête dans le deuxième tour. Mais alors qu'il passe devant les stands, le V12 lâche dans un panache de fumée et de flammes. La 670 descend jusqu'aux Esses mais c'en est déjà fini ! Une bielle a traversé le bloc... Jean-Pierre rentre alors à pied sous les huées de la foule. Il ne faisait alors pas bon avouer publiquement que l'on n'aimait pas Le Mans... Ce que le public ne savait alors pas, c'est que les deux pilotes avaient ressenti une résistance à l'avancement dans les hauts régimes. Nous en avons parlé aux motoristes mais ils nous répondaient que c'était le meilleur de nos V12 et qu'ils ne pensaient pas utile de le changer. Ce n'était qu'une sensation de pilote, nous n'avions pas de télémesure à l'époque. Nous décidons de le garder après un ultime essais sur l'aérodrome ou nous ne pouvions pas voir grand-chose. Mais il est arrivé ce qui devait arriver... Le démontage prouvera un défaut de montage d'un coussinet de bielle. Les pilotes avaient donc bien senti le problème en amont...

th_1973_LM_Matra_10La saison 1973 confirme le manque de réussite de Jean-Pierre. Associé à François Cevert, son beau-frère, il endosse de nouveau le rôle de favori aussi bien au Mans qu'en Championnat du Monde d'Endurance ou Matra a finalement décidé de revenir face à Ferrari. Mais alors que Pescarolo et Larrousse enfilent les victoires comme des perles, les deux « divas » subissent échec sur échec. « Avec Gérard, nous pensions avant tout à l'intérêt de la voiture » confiait Henri. « Eux ne pensaient qu'à se montrer plus rapide que leur coéquipier... » Jean-Pierre Beltoise ne partage pas forcément cet avis, en prétendant ne jamais avoir réellement cherché à rouler aussi vite que François. Toujours est-il qu'au Mans, c'est bel et bien Dame fortune qui fit le bonheur de Pesca-Larrouse aux dépens de Cevert-Beltoise. les 670 sont victimes de violents déchpages en série. la n°10 en subit un premier aux mains de Jean-Pierre qui  parvient tout de même à la ramener aux stands. 8 tours sont perdus et les deux repartent à l'assaut. Mais à la mi-course, Jean-Pierre subit un nouveau déchapage juste avant la bosse de Mulsanne. ARG arraché, il n'ira pas plus loin. La seule 670B à échapper à ce carnage pneumatique est celle de Pesca-Larrousse. Bizarrement, comme en 1972, la voiture de Henri connait des problèmes de frein qui ralentissent la voiture en ligne droite. Ce handicap technique s'avère finalement être une chance. Ce frottement excessif des plaquettes empêche la n°11 d'atteindre la vitesse de pointe à partir de laquelle les pneus explosent... th_1974_LM_Matra_6En 1974, Jean-Pierre hérite de la toute nouvelle 680 au Mans mais elle s'avère finalement un peu à cours de mise au point, rendant 20 km/h sur les Hunaudières aux 670 si matures désormais. S'accrochant à Pescarolo-Larrouse, Jarier-Beltoise signent le meilleur tour en course. Mais en fin de soirée, Jarier repart avec le mors aux dents. Hélas, au bout des stands si exigus de l'époque, il ne peut éviter une Porsche qui repart juste devant lui. La 680 est gravement endommagée mais Jarier peut la réparer sous les conseils de ses mécanos... Mais une heure est perdue ce qui rendra le bris de piston, peu avant minuit bien moins douloureux...

1975 est une année charnière pour Jean-Pierre. Il n'a plus de volant de en F1. Matra s'étant retiré, il trouve refuge chez Ligier pour Le Mans mais il ne dispose pas de l'une des JS2 à moteur Ford Cosworth comme Pescarolo. Il se retrouve sur celle à moteur Maserati qui s'est avéré gourmand en huile et peu fiable les deux années précédentes. De toute façon, il n'a guère le loisir d'en profiter, dès la troisième heure, il est percuté par l'arrière par un concurrent ayant oublié de freiner et envoyé dans le mur. Fin de l'histoire ! Malchance, encore et toujours... En fin de saison, un véritable coup de Jarnac le prive du volant de la Ligier de F1 qui lui semblait promis pour la saison suivante, au profit de Jacques Laffite. th_1976_LM_Inaltera_1A contre-cœur, il tire un trait définitif sur la Formule 1. Mais il reviendra encore au Mans avec Jean Rondeau. Deux années avec les Inaltera en 1976 et 1977 puis une année sur la Rondeau en 1979 ne lui apporteront que la victoire en GTP (8ème scratch), associé à son copain Pesca, lors de la première année. Se consacrant alors pleinement au Super Tourisme qui vit une période faste en France, Jean-Pierre ne reviendra plus par la suite au Mans, ce Mans qu'il n'aimait pas. Mais ou il vint tout de même à 14 reprises...

En ce 5 janvier 2015, terrassé durant ses vacances à Dakar, Jean-Pierre a rejoint son beau-frère dans l'au-delà. Qui sait, peut-être se confrontent-ils déjà volant en mains, faisant rugir leur V12 dans les longues courbes d'un paradis automobile ? On aimerait y croire... Au revoir Monsieur Beltoise.

Laurent Chauveau