Des pneumatiques pour une aile delta... Imprimer Envoyer
Samedi, 21 Avril 2012 14:35

Nissan_DeltaWing_SnettertonDeux fois moins de poids, deux fois moins de puissance, deux fois moins de trainée aérodynamique pour la même performance. C'est le pari de celle qui occupera le 56ème stand des 80èmes 24 Heures du Mans. C'est le pari de celle qui est entrée dans une phase intensive de tests sur piste : la Nissan DeltaWing. Pour réussir ce pari, il était indispensable de pouvoir s'appuyer sur un manufacturier de pneumatique désireux de s'engager à fond. On se souvient en effet que c'est le manque d'envie de GoodYear, qui avait nui en F1, à la réussite de la fameuse Tyrrell P34 à 6 roues de 1976-1977. Michelin n'a pas laissé passer l'occasion. Mais le défi d'utiliser des pneus de 4 pouces à l'avant, guère plus larges que ceux de nos scooters ou mobylettes n'est pas sans engendrer un certain nombre de questions. Questions auxquelles Serge Grisin, le patron de la compétition auto chez Michelin, a bien voulu apporter des réponses...

Serge, comment aborde-t-on la conception d'un tel train de pneumatiques, si différent de ce qui se fait par ailleurs en sport prototypes ?

Serge_Grisin_Michelin« On l'aborde par la somme de connaissances et l'expérience emmagasinées. Et l'on parvient à s'adapter. De nos jours, que ce soit en compétition ou pour la voiture de série, nous sommes capables, en partant des données du véhicule et avant même que celui-ci n'existe, de concevoir les pneumatiques. On s'appuie pour cela sur tous les outils informatiques de conception assistée par ordinateur à notre disposition qui nous permettent de faire des simulations. On peut relativement anticiper ce qu'il va se passer sur la piste avec un bon niveau de prédictibilité et c'est bien ce que nous avons pu vérifier lors des premiers roulages ou nous n'avons pas découvert de gros loups. Même pour un concept aussi décalé avec une conception aussi décalée. »

Y avait-il dans la gamme Michelin Compétition, un produit s'approchant un tant soit peu de celui que vous avez du développer pour cette auto ?

« Non parce que ce qui frappe, ce sont les formes de la voiture et les dimensions des pneus avant extrêmement étroits. Mais il n'y a pas que le côté visuel de cette voiture qui soit totalement différent des autres. Elle fonctionne également de manière totalement différemment d'une voiture de course classique et notamment d'un prototype. Elle a une aéro totalement en marge, elle n'utilise pas d'aileron notamment donc au niveau du pneumatique, la demande est un peu différente, la façon de générer le grip l'est également. C'est pour ces raisons que nous n'avons pas pu partir du pneu d'un véhicule donné et en extrapoler un pour la DeltaWing. Maintenant, nous partons d'une feuille blanche mais sans vraiment le fire tout à fait. Certes, nous partons d'un point de fonctionnement qui est très différent mais nous nous appuyons tout de même sur le champ du connu qui nous permet d'avancer sur des bases solides. »

Une question volontairement naïve : lorsque l'on voit le pneu avant, on peut le comparer, de par ses dimensions, à un pneumatique de moto. Est-ce que le monde de la moto vous a apporté quelque chose dans la conception de ce pneumatique ?

« Non pas vraiment car cela reste avant tout un pneu de voiture et que le pneu de moto n'a pas les mêmes exigences. Un pneu de moto fonctionne avant tout par son carrossage tandis que le pneu de voiture le fait par sa dérive. L'effort de poussée latérale qui permet à une voiture de tourner est fourni par sa mise en dérive par rapport à sa trajectoire. Dans le cas d'une moto, c'est une poussée due au carrossage d'où la forme très arrondie du pneu. Donc sur le plan du fonctionnement, il n'y a pas de lien. Peut-être y en a-t-il un peu plus sur le plan du process de fabrication mais cela reste marginal. »

Nissan_DeltaWing_04Parlons du pneu arrière. Même si ses dimensions s'approchent de ceux utilisés sur les autres prototypes notamment les P2, j'imagine qu'il est tout de même très spécifique à la DeltaWing ?

Après Le Mans ?

Lors de la présentation à la presse de cette Nissan DeltaWing, un certain Don Panoz était présent. Il fallait donc demander au propriétaire de l'American Le Mans Series la place qu'il allait réserver à cette auto après Le Mans. C'est ainsi qu'il m'a répondu : "Lorsque les gens de DeltaWing sont venus nous voir pour nous présenter leur idée, nous avons été tellement surpris que nous leur avons dit, comme un défi : mettez-là sur la piste ! Maintenant qu'elle y est, le défi se retourne et c'est à nous d'offrir le cadre réglementaire à cette voiture afin qu'elle puisse courir... Nous y parviendrons."

« Oui pour plusieurs raisons. Il propulse une voiture dont le poids est très réduit, dont la répartition des masses est très différente des autres, dont le fonctionnement aéro est totalement à part donc le pneu se doit lui aussi d'être spécifique. Nous n'avons pas dérivé ce pneu de ceux des protos. Une fois encore, nous sommes partis des caractéristiques spécifiques de la voiture et avons développé ce pneu pour la DeltaWing. »

L'une des caractéristiques des pneumatiques Michelin, c'est la durabilité et surtout la constance de leur comportement sur une longue durée. On se souvient tous du quintuple relais matinal de Benoit Tréluyer en 2011 au Mans. Avec un pneu si récent, un concept aussi décalé, est-ce que vous allez retrouver cette constance dans la longévité ?

« C'est clairement la cible. Et je dirai même que la cible était encore plus haute. L'objectif était de dire : le poids est divisé par deux, la longévité doit être multipliée par deux. Bon, effectivement avec un projet autant « à la marge » que celui-ci, nous ne parviendrons pas à atteindre tous nos objectifs du premier coup et nous ne ferons sûrement pas 10 relais dès la première année. Mais c'est bien notre idée. »

Mais avec un changement de pilote imposé au moins toutes les quatre heures, y a-t-il une vraie pertinence à faire durer un pneu aussi longtemps ?

« Dans le cas de DeltaWing, voiture expérimentale courant hors classement, si l'on veut en faire la démonstration, c'est tout à fait envisageable. Maintenant, si l'on raisonne d'une façon générale sur la discipline « Endurance », nous pourrions aller plus loin dans l'endurance du pneu. Nous savons le faire. Mais aujourd'hui, l'optique des teams est celle-ci : on change de pilote, on change les pneus et point-barre. Cela génère pour nous une forme de frustration car les pneus pourraient le faire mais personne ne va l'inclure dans sa stratégie. Cela ne pourrait donc se faire que par un aménagement du règlement. Notre souhait pour l'avenir est la mise en place de règles limitant le nombre de changement de pneus. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles nous avions placé des puces RFID dans nos pneus à Silverstone. Cela permet d'identifier les pneus à coup sûr à chaque fois qu'ils sortaient des stands ce qui assure une traçabilité de leur utilisation en course. Techniquement, cela serait très intéressant d'allonger la durée du pneu car cela pourrait également bénéficier à la voiture de « monsieur Tout le monde ». Cela consommerait moins de matière première, cela réduirait les besoins en transport, il y aurait un véritable impact écologique et économique pour le client. C'est faisable techniquement. Certes, cela reste un challenge qui ne se fera en un claquement de doigts mais nous savons le faire. Aussi bien en protos qu'en GT puisque nous avons fait trois relais et demi avec une Ford Matech en 2010. »

Nissan_DeltaWing_MichelinEn voyant ces pneus avant regroupés au centre de la voiture, on peut se poser une question. Ne vont-ils pas être les seuls, sur les 56 voitures en piste au Mans, à passer sur certaines portions de la piste, qui de ce fait, seront plus sales et offriront moins de grip car il y aura moins de dépôt de gommes de la part des autres voitures ? Ne risquent-ils pas un encrassement ?

« Pour ce qui est du gommage de la piste, de ce point de vue, les séances d'essais privés que nous menons à l'heure actuelle constituent le pire cas. Car la voiture est seule en piste donc il n'y a pas de phénomène de gommage du revêtement. Donc en condition de course, ça ne pourra être que mieux et il n'y aura pas de dégradation de nos performances au milieu d'un peloton. Après, l'effet gommage de la piste a en effet une influence très positive sur le grip mais je ne sais pas dire le niveau de tolérance de ce phénomène. Car les GT et les protos ne passent pas tous au centimètre près au même endroit sur la piste donc on ne sera pas dans une situation ou les roues avant passeront dans un sillon absolument vierge de tout gommage. Il faut bien voir qu'avec le mélange de pilotes pros et de gentlemen drivers, on a un spectre de trajectoires très différentes et il n'y a pas d'endroit ou on a une ligne 100% gommée et une autre à 0% dans le même virage. »

Une autre question volontairement naïve, ces pneumatiques fonctionnent dans un spectre de température identique aux pneus classiques ?

« Oui, tout à fait. »

Serge_GrisinDu fait du faible poids de la voiture, y a-t-il une difficulté particulière à monter ces pneus en température, par exemple, après une période de neutralisation ?

« Sur des prototypes, ce qui détermine la capacité d'un pneu à monter en température est plus liée à la charge aérodynamique qu'au poids statique de la voiture. Donc c'est plutôt sur ce facteur aéro que l'on doit se caler aujourd'hui. »

Et cela vous a posé problème au cours de ces premiers essais ?

« Dès le départ, il était dans notre cahier des charges de nous caler sur les paramètres spécifiques de cette auto. Nous sommes actuellement dans une phase normale et classique de recherche de notre point de fonctionnement de nos pneumatiques. C'est une phase habituelle que l'on connait aussi pour les autres protos. Chaque changement règlementaire, par exemple une diminution de la puissance de 50 chevaux ou un rétrécissement de la longueur de l'aileron, implique de travailler avec moins de trainée, un peu plus de glissement. Pour nous, cela signifie un nouveau développement de pneu et cette même recherche du point de fonctionnement. »

Nissan_DeltaWing_Snetterton_01Parlons maintenant du comportement de ces pneumatiques sur le mouillé. Une nouvelle fois, la position centrale des deux roues avant amène des questions. Tout d'abord, elles risquent de passer dans une portion de la piste plus chargée en eau que ne vont le faire les autos à largeur de voie classique, modulo ce que tu disais précédemment concernant les trajectoires assez diverses empruntées par les pilotes. Mais de plus, les pneus arrière ne bénéficieront pas du balayage générée par les pneus avant. Sont-ce des problèmes avérés ?

« Tout d'abord, on s'aperçoit, de manière générale et pas spécifiquement pour la DeltaWing, que les phénomènes d'assèchement des pneus avant pour les pneus arrières ne sont pas si vrais que cela. Et puis, encore une fois, c'est surtout l'aéro, notamment pour les protos, qui, dans les conditions pluvieuses, jouera le plus grand rôle. On le voit bien en monoplace ou il y a des changements de hiérarchie assez importants dès que l'on roule sur le mouillé parce que la conception aérodynamique de certaines autos s'y prête mieux que d'autres. Nous avons eu l'occasion, à Snetterton, de rouler dans de telles conditions avec beaucoup de pluie et nous y avons appris beaucoup de choses. Mais à ce jour, il m'est difficile de donner plus d'informations. Avec un concept aussi décalée, il nous faut le temps d'analyser les données que nous avons enregistrées car là, nous découvrons. De plus, nous n'avions pas de références... »

L'ultime question porte sur le bien-fondé de l'arrivée de la DeltaWing dans les courses d'endurance. Les initiateurs du projet veulent nous le vendre comme étant révolutionnaire. Mais Colin Chapman, le génial créateur de Lotus, n'a pas attendu la DeltaWing pour clamer au cœur des années 60-70 : lighter is better. Certes, les grands constructeurs sont bel et bien engagés dans un processus de diminution de poids de leurs voitures de série. Mais on n'est tout de même pas prêt de voir le poids d'une Clio, d'une Golf ou d'une 208, divisé par deux. Ce concept DeltaWing, ou l'on divise le poids et la puissance par deux, offre-t-il une réelle pertinence ?

« La compétition est avant tout un laboratoire des extrêmes. En effet, on ne va pas diviser par deux le poids des voitures de série, en tout cas pas dans les trois prochaines années ! Mais il y a bien un mouvement vers la réduction de cylindrée qui a été amorcé depuis quelques années bien aidé par la compétition. Si l'on veut apprendre rapidement et le plus possible, il faut travailler sur des modifications majeures. Et c'est tout l'intérêt de la course. Certes, la notion de tout diviser par deux a un effet psychologique sur les foules. Mais dans un contexte de compétition, c'est bien plus qu'une simple étape. C'est réellement révolutionnaire et cela pourra avoir par la suite, une influence sur la voiture de série. »

Laurent Chauveau (avec un grand merci à Serge qui a accepté de me répondre, puis de me répondre à nouveau !
Tout ça à cause d'un foutu enregistreur numérique défaillant à Sebring...)

Je n'avais pas vraiment eu le temps de vous proposer sur 86400, mes photos du baptème de la Nissan DeltaWing à Sebring, le jeudi 15 Mars. Erreur que je répare ci-dessous ;)